Première partie  -  LA  FRONTIERE  DACO-ROMAINE

 

1. ROME ET LES PEUBLES DU DANUBE.. 1

2. DOMITIEN ET LE PROBLEME DACE.. 3

B - L’AMBITION DE TRAJAN.. 6

1. LES CAUSES DE LA GUERRE.. 6

2. LES PRETEXTES. 10

C - UNE GUERRE AUX OPPOSANTS DISPROPORTIONNES. 12

1. L’IMMENSE EMPIRE ROMAIN ET SON ARMEE.. 12

2. DECEBALE, UN GRAND ROI DANS UN PETIT ROYAUME BARBARE.. 15

 

 

1. ROME ET LES PEUBLES DU DANUBE

 

 

Les Géto-daces installés dans le Bas-Danube depuis des siècles sont recensés par les auteurs antiques (Hérodote) depuis le 6ème siècle avant notre ère. Leurs rapports politiques avec Rome sont surtout connus à  l’époque de César. Les Daces de Burébista formaient un grand royaume au Nord du Danube contrôlant les cités grecques du Pont.

César en 59 avant notre ère, alors gouverneur de la Gaule Cisalpine et de l’Illyricum, avait eu pour mission de les surveiller et non de conquérir la Gaule. Les Daces lors des guerres civiles romaines se mêlèrent peut-être aux conflits en proposant leur soutien à Pompée et Marc Antoine. La menace dace est ancienne mais elle devient plus sérieuse avec l’avancée romaine sur le Danube.

Auguste lance plusieurs campagnes et annexe à l’Empire les peuples du Sud du Danube (Rhétie, Pannonie, Mésie). Les Gètes voisins turbulents sont déportés en grand nombre en Mésie en 11 et 12. Les Balkans sont contrôlés par Rome. L’empire romain possède un axe Orient, Occident au Nord. Cette voie terrestre consolide l’unité de l’Empire et protège les vieilles provinces comme la Macédoine et la Gaule Cisalpine. Il n’y a alors que sept légions pour protéger les provinces danubiennes.

En 69, l’année des quatre empereurs, le Danube est franchi par les Daces et les Sarmates  Roxolans. Ils sont repoussés et Vespasien renforce la frontières. Neuf légions sont réparties sur le limes du Danube. Les troubles internes à l’Empire favorisent les intrusions des voisins mais de nouveaux peuples agressifs perturbent la frontière.

Les Sarmates provenant du Sud de la Russie sont de redoutables cavaliers nomades. Ils sont divisés en deux branches, à l’Ouest les Iazyges dans la plaine hongroise entre le Danube et la Tisza, et à l’Est les Roxolans en Moldavie.

Le Nord du Danube est peuplé de Germains, de Daces et de Sarmates. La variété des tribus sert la diplomatie romaine. Les empereurs sèment la zizanie entre les peuples. Ainsi les Barbares occupés à se battre entre eux, oublient d’attaquer Rome. Des alliances sont souvent conclues entre Rome et des peuples barbares en échange de subsides, troupes ou protection. La hantise de la diplomatie romaine c’est que ces peuples s’allient tous contre l’Empire.

Domitien possède de nombreux traités avec plusieurs peuples germains  (Quades, Marcomans, Chérusques). En 83 et 84 Domitien attaque les Chattes. Ils sont repoussés dans leurs forêts et la frontière romaine est avancée. Domitien en 85 crée les deux provinces de Germanie et rattache les Champs Décumates à la Germanie Supérieure. L’empereur avec cette conquête assure la liaison Rhin-Danube. Celle-ci est très importante, les flottes fluviales renforcées sous Vespasien permettent un meilleur acheminement des troupes et du matériel sur les deux fronts.

Une meilleure défense du Rhin est assurée, le Danube lui a besoin de toute l’attention de l’empereur. En 85, les Daces de Duras-Diurpaneus pillent la Mésie. Le gouverneur Oppius Sabinus est tué lors du raid, il y a pourtant quatre légions qui défendent la province. Domitien intervient avec l’aide des prétoriens[1] et repousse les Daces.

Duras-Diurpaneus n’hésite pas à attaquer l’Empire romain. Il ravage une province et tue le Gouverneur défiant quatre légions romaines. Réfugié dans les Carpates, le prédécesseur de Décébale défie la puissance de Domitien. Rome traite en général lorsqu’elle est en position de force. L’affront ne peut être impuni, il y va du crédit de l’Empire et de l’empereur sur le Danube.

Les ripostes en cas d’agressions barbares sont l’expédition punitive (pillage, massacre de la population, déportation), la vassalisation par la force ou l’annexion. Domitien a 10 légions sur le Danube, soit le tiers de l’armée. Il réorganise la défense de la Mésie en 86 en la divisant en deux provinces comme pour la Germanie. La même année, il envoie son préfet du prétoire Cornélius Fuscus en Dacie.

 

2. DOMITIEN ET LE PROBLEME DACE

Cornélius Fuscus à la tête d’une armée romaine part venger l’honneur de Rome en Dacie. C’est un désastre. Il est vaincu et tué vers Turnu Rosu dans la vallée étroite de la Temes. C’est le deuxième personnage important abattu par les Daces. Cet officier incompétent selon  Juvénal[2] amène une défaite qui est peut être ressenti comme un second Kalkriese par les Romains. Décébale et ses Daces prouvent leurs grandes capacités militaires sur leur terrain. La V Alaudae est peut être détruite par eux lors de cette guerre.

Domitien se doit de battre les Daces. Il confie en 88 à Tettius Julianus une deuxième armée. L’empereur peu apprécié par les sénateurs tient le pouvoir en grande partie grâce à son armée. Rome est gouverné par une monarchie militaire. L’empereur doit être un général victorieux, mais il ne peut pas toujours aller à la guerre à cause des complots et des affaires internes.

Le général de Domitien s’avance en Dacie. Il passe par l’Ouest (en plaine) et arrive à Tibiscum. Il remporte la victoire à Tapae[3], puis il avance prudemment vers la capitale dace Sarmizegetusa. Il se méfie, le souvenir de Cornélius Fuscus reste présent. Le préfet du prétoire est vengé[4], mais les aigles perdus n’ont pas été retrouvés. Décébale vaincu demande la paix à Rome.

Domitien est exigeant, il refuse les pourparlers daces. S’il rejette la paix c’est qu’il attend plus de cette guerre. L’empereur souhaite exploiter cette victoire tant attendue. Malheureusement pour lui, un usurpateur se proclame empereur en 89.

Le gouverneur de Germanie Supérieure suivi par ses deux légions obtient l’appui des Chattes et se déclare empereur. Domitien tente de rétablir l’ordre. Trajan, alors légat en Espagne, apporte sa légion pour soutenir Domitien. L’armée en général reste fidèle au fils de Vespasien. Le Gouverneur de Germanie Inférieure avec seulement deux légions bat l’usurpateur[5]. Les Chattes sont matés. Le dégel du Rhin a empêché la jonction entre L'usurpateur et les Germains. Domitien a dû partir du Danube pour sauver sa place. En 89, pressé, il accepte une paix de compromis avec Décébale.

La révolte manquée n’est pas le seul facteur qui pousse Domitien à s’entendre avec Décébale. Les alliés de Rome, Quades et Marcomans, ont refusé de donner des auxiliaires pour les guerres daciques. Ils veulent sûrement réviser les traités qui les lient à l’Empire. Domitien refuse et fait tuer les émissaires[6].

Une nouvelle guerre se déclare sur le Danube. Elle dure de 89 à 92. Elle est très dure et Domitien ne gagne pas. En entrant dans un nouveau conflit, Domitien se doit d’arrêter les hostilités vis-à-vis des Daces. Il ne peut se permettre une guerre contre tous les peuples du Danube. L’empereur achète Décébale. Rome va verser des subsides au royaume dace. Cette pratique est couramment employée pour fidéliser des peuples Barbares. Mais le roi dace ne reçoit pas que de l’argent.

Dion Cassius[7] résume les arrangements de cette paix. Les Daces reçoivent donc des subsides, des ingénieurs romains et gardent leur butin. Rome ne peut acheter tous les Barbares. Domitien a fait son choix. Diegis, frère de Décébale, est déclaré roi par l’empereur. Le Royaume de Dacie devient un Etat client de Rome. Cette paix convient aux deux parties. Domitien obtient une paix que Décébale va respecter tout au long de son règne et celui de Nerva. Il a ainsi les mains libres pour s’occuper des Quades et des Marcomans. De plus en 89, Domitien fête son double triomphe sur les Chattes et les Daces. Il a besoin de la gloire et de la victoire pour gouverner.

L’empereur a dû envoyer deux expéditions pour pouvoir traiter avec les Daces. Il a surtout subi deux échecs graves, la mort d’Oppius Sabinus et celle de Cornélius Fuscus. Sa victoire militaire n’a pas pu être exploitée à cause des troubles externes et internes. Cette paix est profitable à l’Empire à court terme. Donner de l’or aux Barbares vide les caisses de l’Etat et ces versements combinés aux ingénieurs renforcent l’armée et le royaume de Décébale. Mais Dion Cassius n’a pas tout rapporté. L’archéologie nous a en effet permis de constater la présence de troupes romaines dans le Banat.

Domitien décrié par les sénateurs et les autres aristocrates, a laissé un mauvais souvenir dans les écrits des Anciens. L’empereur a avancé les frontières de la Mésie Inférieure. Cette dernière possède des forts et des garnisons au Nord du Danube. Le Banat est en partie occupé par les forces romaines. Domitien s’assure un meilleur contrôle de la Dacie. Il forme un glacis pour protéger la Mésie Inférieure.

La paix conclue par les événements laisse entrevoir la politique dace de l’empereur. Domitien achète un nouvel Etat client de Rome et lui prend des terres, il souhaitait peut-être annexer un plus vaste territoire afin de contrôler réellement les Carpates. Deux expéditions sont envoyées. Domitien tient à ce que la Dacie soit sous contrôle romain. L’empereur exerce une domination seulement indirecte sur le royaume de Décébale, mais le roi dace joue le jeu, il respecte la paix de 89, alors que les Romains sont en mauvaises posture face aux Germains.

Domitien occupé sur le Rhin puis sur le Danube, a une politique de défense de l’Empire agressive. Il n’hésite pas à confisquer des territoires aux barbares afin d’améliorer le limes. Il attaque les peuples frontaliers lorsque la diplomatie échoue pour les remettre dans le droit chemin. Le grand nombre d’ennemis potentiels sur le limes  oblige une attention constante des diplomates et de l’armée. Domitien a rendu la liaison Rhin-Danube plus fluide permettant un meilleur support en cas de besoin des deux armées sur les deux fronts.

La stratégie de l’empereur parait efficace malgré ses défaites militaires sur le Danube. Elle demande une grande attention sur cette immense frontière où Sarmates, Quades, Marcomans et Daces sont des peuples forts et souvent agressifs.

Domitien, victime d’un complot, n’a pas fini ses projets politiques. Nerva, choisi par ses pairs du Sénat, devient le nouvel empereur. Nommé par l’aristocratie et non par l’armée, Nerva âgé et sans successeurs directs, adopte Marcus. Ulpius Traianus le 28 Octobre 97. Ce militaire de carrière, né dans une colonie en Bétique et non en Italie, est alors légat de Germanie Supérieure. Le nouveau César fidèle à Domitien lors de l’usurpation de 89, est apprécié par l’armée. Bientôt empereur, il inspecte et renforce les frontières du Rhin et du Danube.

En 98, Trajan devient empereur à 44 ans et continue son parcours. En ne rentrant pas à Rome, il se montre à l’armée et prend directement conscience des problèmes. Le nouvel empereur a l’appui du Sénat et est apprécié des soldats, mais des troubles éclatent à la mort de Domitien.

Trajan hérite de l’Empire romain et des politiques de ses prédécesseurs. Nerva n’a été qu’un bref intermédiaire. Trajan règle les problèmes présents et instaure au fur et à mesure sa propre politique.

 

B - L’AMBITION DE TRAJAN

 

 

1. LES CAUSES DE LA GUERRE

Trajan arrive à Rome en 99 où il distribue un congiaire au peuple. Choisi par Nerva le nouvel empereur a l’appui du Sénat, des généraux influents ont ainsi guidé le successeur de Domitien. Licinius Sura et L. Iulius Servions[8], hommes importants de l’Etat romain font partie du «clan espagnol». L’Espagne protégée par la Gaule et romanisée en partie depuis la deuxième guerre punique est très riche. Ces officiers ont peut-être influencé Nerva dans son choix.

Les sénateurs ont choisi Nerva, pas l’armée. Les grands officiers sont des aristocrates, il sont donc pour Trajan, successeur adoptif de Nerva. Soutenu et conseillé par des militaires, l’empereur écoute leurs doléances, ces généraux sont en principe pour une politique extérieure offensive et armée (gloire et source de richesse). Les chefs des troupes romaines suivent leur collègue devenu empereur, mais les soldats eux appréciaient beaucoup Domitien.

Trajan gouverne une Monarchie militaire. Le principat est fondé sur la victoire. Le premier homme de l’Empire est le chef de l’armée, il doit être victorieux à la guerre pour prouver sa légitimité. Domitien, fils de Vespasien, était un empereur légitime bien que mal aimé. Sa mémoire est damnée (Damnation Momerie) sous Nerva par le Sénat et son nom martelé dans tout l’Empire. Mais l’armée soutenait Domitien, il avait enfin augmenté leur solde. Le salaire augmenté d’un tiers continuait la politique des Julie Claudiens, à savoir une armée de qualité. Domitien avait combattu parfois avec ses hommes et emmenait avec lui les cohortes prétoriennes. Pline le Jeune critique la discipline relâchée des troupes sous Domitien[9]. L’auteur le dénigrant toujours au profit de Trajan, n’est pas vraiment crédible. L’assassinat de l’empereur en 96 a choqué la troupe, et la garde prétorienne réclame justice auprès de Nerva.

Aelianus Caspérius, préfet du prétoire, fait massacrer les assassins de Domitien et humilie Nerva dans son palais. Trajan en chef militaire compétent, exécute cet homme et les autres têtes du mouvement. Il impose son autorité et sa discipline à l’armée. La fermeté n’est pas toujours acceptée par les troupes, pour se l’attacher mieux vaut de l’or.

Trajan a besoin d’une guerre. Le butin amassé lors de campagnes en territoire ennemi plaît aux soldats. L’empereur qui mène ses troupes à la victoire se légitime à leurs yeux et à ceux de l’opinion publique. Pour asseoir son pouvoir dans cette Monarchie militaire, Trajan recherche la victoire militaire. Pour fidéliser l’armée et conforter le peuple l’empereur va piller chez les Barbares.

Les Romains ont conscience de la menace Barbare sur leur civilisation. Leur tranquillité est souvent mise en péril par les raids. La peur du Barbare est réelle et les Daces menacent l’Empire depuis un siècle assez fréquemment. Les poètes romains témoignent de cette méfiance envers le Gète ou le Dace. Domitien a perdu trop d’hommes à cause de ce peuple et l’orgueil romain est encore blessé. Les aigles perdus sont encore en possession de Décébale. Diégis, frère du roi dace, l’a remplacé lors de l’entretien concluant la paix. C’est insultant, Décébale ne vient pas lui-même, pour Pline Domitien a échoué en Dacie.

Trajan, empereur de la liberté républicaine pour le Sénat, se doit de faire mieux que Domitien. Pline le Jeune dans son Panégyrique à Trajan lance cette idée de compétition. Trajan a toutes les qualités opposées aux défauts de Domitien. Le nouvel empereur tente donc d’être meilleur que son prédécesseur mais il est surtout ambitieux.

Trajan est un militaire de carrière[10]. Devenu chef de l’Empire, il dirige une armée professionnelle compétente et reçoit les richesses de tout le bassin Méditerranéen. Il se présente comme un nouveau conquérant. Il recherche sûrement la gloire. La propagande impériale existe à l’échelle de l’Antiquité et développe l’image d’Imperator de Trajan. A sa première arrivée à Rome comme empereur, il est acclamé par la foule Iuppitor Imperator; Jupiter le roi des Dieux. Les généraux sous la République adressaient leurs voeux à Jupiter Capitolin avant de partir en campagne[11]. Pour Pline, Trajan est l’élu de Jupiter[12]. L’empereur retourne aux traditions républicaines et s’oriente vers un régime guerrier.

Il vénère Hercule. C’est le patron des soldats. Trajan lui dédie des jeux en 107 après sa victoire. Hercule est le protégé de Jupiter, l’homme devenu Dieu a délivré l’humanité des créatures monstrueuses et est invincible. Alexandre le Grand s’identifiait à Hercule, mais Trajan est comme tout romain quelqu’un de pieux. L’empereur a choisi des Dieux l’aidant à accéder à la victoire.

Trajan est un militaire, soutenu par ses amis espagnols il souhaite la guerre pour des raisons politiques et peut-être personnelles. L’empereur ne peut attaquer au hasard, d’autres motifs le poussent à la guerre.

L’agression d’un pays riche est profitable à l’Empire. Les troupes peuvent y prélever leur butin et le tribut imposé est élevé. La Dacie est un royaume possédant des mines d’or et une population sédentaire. Les Daces habitants dans les Carpates ont pu thésauriser leurs biens depuis longtemps. Ils ont beaucoup de bétail, de sel et d’or. les populations nomades rapportent moins en butin, elles n’ont pas de biens fixes et peuvent fuir avec leurs possessions, ce n’est pas le cas des Daces.

Les minerais de fer, d’or et autres, sont très recherchés. Les mines sont possessions de l’Etat romain, et en général leur exploitation peut engendrer beaucoup de richesses. Des terres pour devenir province doivent être rentables. Trajan s’intéresse à la Dacie. L’Ecosse sous Domitien est délaissée et non conquise[13], la Bretagne coûtant déjà à l’Empire. Le Royaume de Décébale est organisé, il a subi une grande influence hellène puis romaine. Sa population est assimilable à l’Empire, pas comme les Germains décrits par Tacite qui se sont révoltés sous Auguste.

Si les Daces sont soumis à Rome, ils doivent payer le tribut et ne reçoivent plus de subsides. L’argent ira dans l’autre sens. Les raisons économiques ne sont pas à négliger. La Dacie est mal connue et Trajan lors de sa première campagne a pu mieux évaluer les richesses du pays. Le choix d’une proie est importante pour l’Etat impérialiste. Trajan veut dans cette guerre la fin de la menace dace et si en plus de la gloire il peut récolter un important butin, c’est encore plus profitable.

La destruction de l’Etat de Décébale désorganiserait les tribus daces, les plongeant dans le chaos. Le problème éliminé, les provinces du Danube pourront enfin prospérer plus aisément dans la paix. La sécurité sur le Danube sera plus grande. Trajan n’oublie pas les avantages stratégiques de sa guerre.

Domitien a eu beaucoup de mal à battre les Daces et a dû guerroyer contre la plupart des peuples du Danube. Trajan, s’il bat les Daces, fait un exemple. Il démontre une fois de plus la puissance de l’Empire et de son armée. Les empereurs ont toujours la hantise des coalitions barbares et propagent la zizanie pour tous les moyens chez leurs voisins.

Pline le Jeune parle de liaisons entre Décébale et le roi des Parthes. Cela paraît peu probable, mais cela dévoile la menace d’une guerre très dangereuse pour l’Empire s’étendant sur deux fronts : le Danube et l’Orient. En éliminant l’influence dace sur le Danube, Trajan enlève aux Barbares un allié puissant possédant un territoire refuge très difficile à attaquer. Obtenir la victoire sur leur terrain accroît le prestige de l’armée et du général.

Pour Trajan, la destruction de l’Etat dace permet de mieux protéger l’axe Est-Ouest de l’Empire. L’Orient et l’Occident multiplient leurs échanges et cela rendrait la voie terrestre plus sûre. Trajan en prenant des terres en Dacie pourra consolider le limes Danubien comme Domitien sur le Rhin avec les Champs Décumates. Un bastion en Dacie sécurise mieux le Danube, mais allonge la frontière.

Trajan veut mieux contrôler le limes du Danube, il veut la rendre plus efficace et pour cela il va affirmer la puissance romaine dans la région. Il connaît la situation après un voyage sur place en 98. Il améliore la circulation du Danube par ses travaux et Rome se prépare à la guerre.

L’empereur désire battre Décébale. Il recherche la gloire militaire pour asseoir son pouvoir et peut-être pour son prestige personnel. La Dacie est riche et elle peut être assimilable à l’Empire. Trajan n’oublie pas que les Daces sont de vieux ennemis. La fin de cette menace peut assurer une meilleure défense du limes Danubien.

Décébale doit se douter des projets de Trajan. Lui ne veut certainement pas être envahi une fois de plus par les légions. Il a perdu la guerre chez lui en 88 face à Rome, depuis il est en paix avec l’Empire. Il reçoit des subsides et doit se préparer à se rebeller si on les lui retire[14] pour les revendiquer de nouveau.

Trajan en 101 est prêt au combat et cherche un casus belli pour entrer en guerre avec Décébale.

 

2. LES PRETEXTES

Trajan ne peut se lancer dans un conflit où il est l’agresseur sans trouver une excuse valable. La guerre doit être justifiées vis-à-vis des Dieux et du peuple romain. Rome est en paix avec la Dacie. Domitien n’ayant pu exploiter sa victoire, s’accorde avec les Daces en 89.

Dion Cassius nous rapporte les faits[15].

Diegis, frère du roi dace prend les engagements de paix au nom de Décébale. Usimas, l’héritier de Décébale, est mort à la bataille de Tapae. Diegis est reconnu par Domitien, héritier de Décébale. Le futur roi est annoncé mais c’est le frère de Décébale et non son fils. La Dacie par cette cérémonie devient vassale de l’Empire romain. Diegis se prosterne devant Domitien et garantit les engagements de son pays.

Pour Dion Cassius, Décébale a trompé Domitien en étant remplacé par son frère lors de la vassalisation de la Dacie. L’empereur en acceptant cette supercherie montre sa lâcheté et son besoin d’arrêter cette guerre rapidement.

Trajan use de cet argument pour dévoiler l’outrage causé à Rome. L’injure dace doit être lavée. L’honneur de Rome est très important et les Romains sont des combattants tenaces, ils rejettent une paix bafouant leurs privilèges de vainqueurs. Trajan, et la mentalité romaine, refuse d’accepter Diegis comme chef légitime de la Dacie.

Pour Vasile Parvan[16], les  Daces peuple d’origine Thrace, utilisent le même système d’héritage : le système agnatique. Les agnats sont les descendants d’une même souche masculine, c’est l’homme le plus vieux qui hérite, c’est-à-dire soit le frère ou le neveu, mais pas le fils.

Décébale en choisissant son frère respecte Rome. Diegis est associé au pouvoir de l’Etat dace, ses engagements avec Rome sont donc valables. Trajan usant souvent de l’image négative de Domitien, ne cherche pas à éclaircir les faits pour conserver l’image d’une paix défavorable pour l’Empire .

Cette paix est donc valable, en revanche ce sont surtout les accords passés qui gênent l’orgueil romain. Décébale vaincu a su négocier avec un Domitien pressé par d’autres conflits. L’empereur ne voulait pas s’enliser dans le problème dace. Les Romains vainqueurs à la bataille auraient du exiger un tribut aux Daces, mais c’est l’inverse, Rome paie des subsides à la Dacie[17].

L’opinion romaine est outragée par cette paix. Rome a gagné la guerre et elle paie. Les prisonniers daces sont rendus et non vendus comme esclaves. Rome doit même céder des otages pour garantir la paix. L’armée a peu pénétré en territoire ennemi ramassant un maigre butin. Des techniciens ont été «prêtés» aux Barbares leur permettant de construire des forteresses pour narguer Rome après leurs raids.

Les Romains se sentent floués. Domitien, empereur damné n’a pas su négocier avec ces perfides Barbares. Trajan utilise l’orgueil romain, la peur du Barbare et la mauvaise image de Domitien pour motiver les civils. Trajan se présente comme un champion allant laver l’honneur bafoué de Rome par des Barbares daces.

Décébale en brillant diplomate a su négocier avec Domitien. Il a perdu des batailles mais a préservé son territoire du pillage. Conscient de sa faiblesse militaire face à Rome, il a su négocier son rattachement à l’Empire. La Dacie reçoit de l’argent de Rome et devient donc client de Rome. Décébale récupère même les prisonniers daces et des techniciens romains.

Domitien a eu peur d’être débordé sur le Danube. Ses anciens alliés Quades et Marcomans, ayant refusé de lui fournir les auxiliaires convenus contre les Daces, la guerre commence. L’empereur a su ménager Décébale. La Dacie après la paix de 89 n’attaque plus Rome. La frontière ici devient sure. Les Daces habitués à franchir le Danube pour piller la Mésie pendant les troubles ne bougent pas. Domitien a les mains libres pour mâter ses anciens alliés et assurer son pouvoir. En payant, Domitien a réglé le problème dace pour un temps. Il reste méfiant et fortifie la frontière. Des terres ont été prises aux Daces et des garnisons au Nord du Danube surveillent les Barbares.

Décébale ne rompt pas la paix avec Domitien et n’aide pas les autres peuples du Bas-Danube en guerre contre Rome. Ceux-ci alliés de Rome ne l’ont pas soutenu dans ses conflits avec Domitien. Décébale se fortifie, ses voisins sont parfois aussi menaçants que Rome.

Trajan ne peut accepter de verser des subsides à des Barbares. C’est un militaire, un conquérant. Il veut se débarrasser des Daces. Il invoque donc cette paix outrageante pour Rome et arrête de payer.

Décébale envoie des pourparlers à Rome. L’empereur ne répond pas à ses exigences et masse ses légions en Mésie. Il se doit de préparer son peuple à la guerre.

Les prétextes de cette première guerre dacique dévoilent un empereur qui tente de respecter les formes . Trajan ne voulait pas la paix. Décébale face à la puissance romaine tente d’enrayer le processus de guerre, mais en vain. Trajan veut la guerre, il s’y prépare en puisant dans les énormes ressources de l’Empire. Décébale rassemble lui aussi ses troupes et supervise la défense de son royaume.

 

 

C - UNE GUERRE AUX OPPOSANTS DISPROPORTIONNES

 

 

1. L’IMMENSE EMPIRE ROMAIN ET SON ARMEE

Trajan attaque la Dacie parce qu’il se sent supérieur et sûr de ses forces. L’empereur contrôle tout le pourtour de la Méditerranée et ses millions d’habitants (de 50 à 60 selon les auteurs contemporains)[18]. La Dacie, elle, est de la taille d’une province romaine. Les ressources de l’Empire sont proportionnelles à sa taille.

L’empereur prélève ce qu’il y a de mieux pour son armée. Armes, nourriture, hommes, chevaux sont fournis en grande quantité. Le transport est garanti par les flottes fluviales ou maritimes et le réseau routier permet sur terre le mouvement rapide des troupes. L’empire peut concentrer en un temps rapide pour l’époque ses légions et le matériel nécessaire. Les provinces approvisionnent l’Empire.

La population civile soutient l’empereur dans ses guerres surtout lorsqu’elle est menacée par des voisins turbulents. Si Rome perd des batailles ou des provinces, elle peut toujours trouver des ressources dans une autre partie de l’Empire non touchée par le conflit. Les Romains veulent la victoire et malgré les défaites ils continuent toujours le combat jusqu'à la reddition de l’ennemi[19].

Les Romains sont gouvernés par une Monarchie militaire. L’éducation des élites est fortement imprégnée de l’art militaire. L’empire romain écrase la Dacie par sa superficie et ses richesses, mais la Perse immense de Darius III a succombé face au petit royaume de Macédoine. Alexandre le Grand  possédait une armée excellente et de grandes capacités militaires. Rome au début du deuxième siècle de notre ère a une armée tout aussi redoutable en plus de son Empire.

Les officiers de l’armée romaine commandent à des hommes venant de toutes les provinces de l’Empire. Une discipline de fer est imposée ainsi que l’usage du latin, renforçant ainsi la cohésion. Trajan a rappelé son pouvoir et le devoir des soldats en exécutant les chefs rebelles des cohortes prétoriennes. Rome possède une armée latinisée organisée et non des hordes conduites par des satrapes.

Les Perses connaissant la poliorcétique l’ont transmise aux Grecs puis elle a atteint Rome. Les ingénieurs romains sont très réputés et excellent dans la création et la fabrication de machines de guerre. C’est un des atouts majeurs de l’armée romaine. Une de ses stratégies est d’enfermer l’ennemi dans ses villes ou forteresses, ainsi elle évite une bataille rangée souvent meurtrière et incertaine. Les Daces ont beaucoup de points fortifiés et rares sont les sièges qui résistent aux Romains.

L’armée romaine est aussi très souvent victorieuse sur les champs de bataille. Bien que peu nombreuse par rapport au nombre d’habitants qu’elle défend, c’est une armée efficace car recrutée sur la qualité. Les légionnaires subissent des critères de sélections lors de leur engagement[20]. L’entraînement est régulier et intensif. Ce sont des soldats professionnels et non des guerriers occasionnels comme les Barbares.

Il existe différentes sortes de soldats. Trajan emmène avec lui l’élite : la garde prétorienne. Leur utilisation sur le front est politique. Il les contrôle mieux qu’à Rome, les fidélise à sa personne et évite la jalousie des légions. Les prétoriens sont toutefois très efficaces au combat puisqu’ils sont recrutés auprès des meilleurs légionnaires.

Les légions composent les troupes de choix de l’Empire. Trajan en contrôle 28 au début de son règne, 12 sont massées sur le Danube. Plus d’un tiers de l’armée romaine campe sur ce limes car il est le plus menacé. Des troupes moins bien payées aident les légions, les auxiliaires. Les armes de jet, frondes, arc, javelots sont maniées par ces troupes qui composent aussi les ailes. La cavalerie Maure de Lusius Quietus est très réputée sous Trajan.

La tactique romaine est basée sur la légion, force de frappe principale. Les auxiliaires, troupes plus légères, pallient les manques de la légion : harcèlement, combat en terrain difficile, reconnaissance. La cavalerie, très utile, flanque l’armée, protège la fuite, poursuit et peut reconnaître elle aussi le terrain.

L’armée romaine possède un grand savoir faire. Les armures et les armes sont sélectionnées avec soins. Les flottes assistent l’armée au combat ou pour le transport. Sur les fleuves, les Romains possèdent des bateaux très efficaces avec des machines de guerre. La maîtrise des fleuves et un atout. Les troupes se déplacent plus vite et se fatiguent moins. Trajan aménage le cours du Danube avant la guerre.

Près de Sip[21], un canal creusé à sec est construit pour détourner le fleuve à cause des cataractes. Les Portes de Fer du Danube est un endroit stratégique pour l’accès à la Transylvanie. Plusieurs ports fluviaux servent d’entrepôts et de bases d’opérations pour les troupes. La Tabula Traiana[22] rapporte que C Manlius Felix fut préfet de la flotte de Pannonie et de celle de Germanie de 102 à 114.

A ce double poste il pouvait réguler et amener troupes et matériel sur les différents limes. Les bateaux ont une autre utilité. Les Romains savent en faire des ponts[23], cela évite de trouver un gué. Les ingénieurs, les marins et les autres hommes de l’armée romaine sont des professionnels.

Les soldats de l’Empire ont une solde. Leur motivation au combat est augmentée par l’espoir du butin. Trajan par une guerre offensive sait qu’il pourra laisser ses hommes piller le pays. L’empereur connaît les désirs de ses troupes, il est fils de légat et a vécu dans les camps. Il évite les tâches oisives pour ses légionnaires comme l’escorte de hauts fonctionnaires ou garder des prisons. Il les oriente vers le combat. Ces hommes pieux sont guidés par les Dieux et Trajan montre l’exemple par ses sacrifices et ses respects du rite. On peut le constater tout au long de la colonne Trajane.

Trajan possède de grands atouts. L’empire est au début de son apogée. Pour la plupart des auteurs contemporains la période est appelée l’Age d’or des Antonins. Les provinces prospèrent et sont fidèles à Rome. L’empereur grâce à des ressources immenses, dirige une des armées les plus efficaces de l’Antiquité. Trajan puise dans l’Empire pour mener sa politique militaire et écraser l’ennemi dace, mais Décébale face au géant romain affûte ses défenses.

 

2. DECEBALE, UN GRAND ROI DANS UN PETIT ROYAUME BARBARE

Décébale, roi des Daces, contrôle un territoire plus petit que la Roumanie actuelle. Il comprend la Transylvanie, le Banat, l’Olténie, la Munténie et la Valachie en partie. Le pays est niché sur l’arc carpatique. Le centre du pouvoir est situé dans les Monts d’Orastie et la capitale du royaume est Sarmizegetusa. Pour pénétrer en Dacie, il faut longer les fleuves comme l’Olt au Sud, ou franchir les Portes de Fer de Transylvanie à l’Ouest.

Le pays est montagneux. Le climat est aride sauf sur les hauteurs où il est pluvieux, permettant l’installation de forêts de chênes et d’hêtres. Cet espace confiné et hostile a toujours servi de refuge aux Daces. Les plaines au Sud le long du Danube sont sous contrôle romain depuis Domitien et la Valachie a été vidé de sa population Gète par Auguste.

Le sol est fertile dans les plaines étroites. Les reliefs offrent surtout de nombreux pâturages. Une des richesses de la Dacie vient du sous-sol. Or et fer se trouvent en grand nombre dans les Carpates, et on les exploite dès l’Antiquité. Cas étrange : l’archéologie a surtout retrouvé en Dacie des objets en argent et peu en or. De nombreuses monnaies d’abord hellènes puis en majorité romaines attestent d’échanges fréquents.

Le peuple dace appelé gète par les Grecs est d’origine Thrace. Considéré comme un peuple très nombreux, il n’a cessé de reculer face à l’avance romaine sur le Danube. Burébista, roi dace de l’époque de César, unit les tribus daces et forme un grand royaume allant des cités du Pont à la Pannonie. Lorsqu’il fut assassiné à la même époque que César, les tribus se sont constituées en plusieurs royaumes.

Décébale hérite du pouvoir installé par Burébista. Toutes les terres Géto-daces du Sud du Danube ont été prises par Rome. Au Nord, les Germains Bastarnes et Bures occupent le Nord des Carpates et tentent toujours d’occuper les terres daces. A l’Est et à l’Ouest, les Sarmates nouveaux venus depuis le début du millénaire, bloquent l’accès aux villes du Pont souvent pillées par les Daces.

Les Carpates sont le lieu de défense des Daces. Réfugiés dans leurs montagnes, il se sont organisés face à la menace des Romains et des autres barbares. Les Daces ont unis leurs tribus et forment un royaume barbare hellénisé. La capitale regroupe les plus grands sanctuaires religieux et la résidence royale. Décébale est le chef de l’armée. La succession des rois est peut-être assurée selon le système agnatique. La Dacie possède un Etat centralisé. Ce système de gouvernement parait organisé, mais il est peu décrit par nos sources.

Décébale a des ressources limitées. Rome lui verse des subsides depuis 89 renforçant ses finances. Défait par Domitien, il a su négocier une paix profitable. Des ingénieurs romains aident à la fortification de points importants et des transfuges sont recrutés dans l’Empire. Ces hommes s’engageant auprès de  Décébale enseignent leurs connaissances des techniques militaires romaines. Les auteurs Roumains y  voient des gens des Mésie parce qu’ils sont d’origine dace, mais ces mercenaires peuvent provenir de tout l’Empire pour l’appât du gain.

Les Daces sont peut être entraînés par des transfuges romains. La majorité des soldats ne sont pas des mercenaires mais des Daces. Ils obéissent à leur roi. Les nobles, grands propriétaires fonciers, doivent seconder Décébale. L’organisation de l’armée est mal connue, elle est peut être tribale ou sous la forme du clientélisme. Les contingents doivent être dirigés par leur chef de tribu ou leur protecteur lui-même commandé par le roi. La colonne Trajane[24] montre l’existence de différents chefs daces.

Les Romains représentent les nobles daces avec un bonnet, ils sont nommés Tarabostes ou Pileati. Les hommes libres, têtes nues, sont les Comati. Les effectifs daces sont inconnus, le nombre d’habitants de la Dacie aussi. Les auteurs anciens ou contemporains n’apportent pas de précision. Face à l’Empire romain fort de 50 à 60 millions d’habitants, la Dacie n’a de toute façon pas le même potentiel humain. Rome peut remplacer ses pertes en ponctionnant dans tout le Bassin Méditerranéen. Le recrutement est simple, pour défendre leurs terres, en général tous les hommes valides libres prennent les armes.

Les guerriers daces combattent l’été comme tous les peuples, mais aussi pendant la morte saison. Leurs raids frappent parfois en plein hiver. Les peuples des montagnes ont souvent une vie rude et sont de solides combattants. Les Daces ont déjà battu les Romains. L’entraînement est très important pour obtenir des troupes efficaces, mails il leur faut surtout un moral d’acier.

Tous les soldats de l’Antiquité sont motivés par le butin et les Daces en prélèvent souvent en Mésie. Trajan agressant la Dacie, la population défend sa famille et ses biens du pillage. Le moral des troupes est aussi très influencé par la religion. Dans l’Antiquité, la plupart des gens croient en leurs Dieux.

Les Daces vénèrent Zalmoxis[25]. Celui-ci accorde l’immortalité aux soldats morts sur les champs de bataille. Ce sacrifice héroïque de l’individu pour la défense de la communauté offre aux guerriers une certaines indifférence à la mort. C’est une vue proche du Valhalla germain sur son effet au combat, mais différente. En effet, cette mort ne mène pas au paradis des guerriers. Ce n’est pas une délivrance par le sacrifice mais un passage vers l’immortalité.

Zalmoxis représente peut-être l’acharnement des Daces au combat. Leur étendard est aussi intéressant. Visible au pied de la colonne Trajane, c’est un corps de serpent surmonté d’une gueule de loup. C’est un dragon utilisé chez les Germains. Le loup très présent dans l’art Dacogète, figure l’agressivité, la férocité et l’invincibilité des guerriers. Le mot dace veut dire «loup» et ce nom viendrait d’une communauté de guerriers ayant eu cet animal pour totem.

Les Daces paraissent soutenus par leurs croyances au combat. Tacite[26] dit d’eux qu’ils méprisaient la mort et étaient de bons guerriers. Le moral de ces combattants n’est pas leur seul atout. Ils sont surtout disciplinés. Ils savent obéir à leur chef et cela s’observe dans leur stratégie.

Les barbares Occidentaux pour accroître leurs chances face aux légions, opèrent en général selon ces critères. Ils attaquent par surprise un adversaire mal préparé, loin de ses bases et en terrain difficile (forêt, montagne). Les Daces savent attendre le bon moment pour frapper ou reculer.

Leur principale stratégie est le raid. Ils attaquent quant l’ennemi a des problèmes (69 l’année des quatre empereurs) et quand la riposte arrive, ils se réfugient dans leurs montagnes. Le Danube empêche par contre une fuite rapide, surtout lorsqu’il n’y a pas de ponts ou si le fleuve n’est pas gelé. L’astuce des barbares est d’utiliser leurs chevaux pour couper le courant du fleuve et ainsi aider les fantassins[27]. Une fois en Dacie, le butin peut être caché, les troupes sont ravitaillées et un traquenard se prépare. Si l’ennemi poursuit les Daces dans ses montagnes, il risque alors son armée dans des défilés dangereux. Les Romains ont déjà goûté à ce stratagème avec Cornelius Fuscus.

Les Daces guidés par Décébale forment une armée très efficace. Elle sait exploiter le terrain et surtout attendre son heure. L’atout des Daces est la surprise. Leur tactique est d’utiliser des troupes légères et mobiles pouvant fuir rapidement ou combattre sur un terrain difficile.

Les formations daces au combat ne sont pas connues, pourtant la colonne Trajane[28] montre des Romains en «tortue». En revanche, la poliorcétique dace ne nous est pas inconnue. Plusieurs sièges dans les deux camps ont lieu pendant les guerres daciques. Les Daces possèdent des béliers[29], des machines de guerre et coupent du bois pour se fortifier. Cet accès à cet art de la guerre gêne Rome. Trajan en 102 demande la restitution des machines[30]. Les Daces savent donc s’en servir et menacent les forts romains avec, mais ils ne semblent pas savoir les construire sans aide.

L’empereur réclame aussi à cette paix la destruction des forteresses daces. Les «montagnes fortifiées»[31] protègent Sarmizegetusa. Les constructions placées à plus de mille mètres d’altitude gênent l’invasion romaine. Ces bases de refuges et de replis renforcent les atouts du relief pour les Daces. Les murs sont construits dans un style hellénisé local, le murus dacicus[32].

Les barbares versés dans la poliorcétique et la fortification de leurs habitats n’ont pas de flotte fluviale. Les Romains restent les maîtres des cours d’eau. Les Daces réfugiés sur leurs hauteurs fortifiées sont essentiellement des combattants à pied.

Pour un peuple d’origine thrace, les Daces n’ont pas gardé leur passé de cavaliers. Cette arme est peu utilisée dans les Carpates. Les sabots n’ont pas de fer à clous, l’animal glisse sur la neige et sur les pentes rocailleuses[33]. La cavalerie dace est quasi inexistante. La colonne Trajane la représente une fois lorsqu’elle se noie dans un fleuve. Décébale a un cheval pour fuir. Les chefs devaient posséder des montures mais il ne semble pas y avoir d’unité de cavalerie dace.

Dans les combats antiques, l’absence de cavaliers est très dangereuse. Si l’armée dace ne peut assurer ses flancs grâce au relief, elle est vite tournée voire prise à revers et massacrée tels les Romains à Cannae face à Hannibal. En cas de défaite, les Daces doivent fuir vers une forêt pour empêcher la cavalerie adverse de poursuivre. Les arbres et les racines gênent la mobilité des bêtes.

Décébale connaît sûrement ces problèmes. Il a des alliés, les Sarmates Roxolans qui sont d’excellents cavaliers. Ces cataphractaires recouverts d’une armure de mailles ou d’écailles[34], d’un casque avec nasal et armés d’une grande lance (Kontos) sont protégés efficacement contre les chocs. En 69, ils pillent l’Empire mais ils sont battus sur leur retour, chargés de butin Seuls les plus riches sont entièrement armurés, beaucoup sont aussi archers. Bien que redoutés, ils ont déjà été battus par Rome. Le plus inquiétant pour Trajan; c’est l’alliance de plusieurs peuples barbares. La cavalerie est peu nombreuse mais l’infanterie elle, est importante.

Les fantassins sont l’arme des Daces. Mobile, rapide, elle est surtout efficace dans les raids et les embuscades. Elle combat bien dans les terrains difficiles (forêts, montagnes). En plaine, face à de l’infanterie lourde comme la légion, le combat est inégal et devient rude. L’infanterie légère peut se replier et tenter de guider l’ennemi dans un piège sur son terrain. Décébale est conscient de la puissance et de la faiblesse de ses troupes. Il évite le combat de face. Il a déjà vaincu les légions, mais l’inverse c’est également produit.

Les fantassins daces possèdent un armement offensif varié. La colonne Trajane, surtout sa base, décrit bien toutes les armes prises aux Daces. Le javelot est souvent représenté. Une autre arme de jet, l’arc composite fait également partie de l’armement. L’infanterie légère harcèle l’ennemi de ses traits et se retire. Au contact, c’est le javelot ou l’épée de type La Tène qui sont utilisé ou encore la falx.

La falx, arme typiquement dace, est une lame courbe, une épée faux ou encore un cimeterre renversé. Elle est maniable à une ou deux mains selon les tailles. Elle pouvait couper un membre d’un seul coup. Son impact psychologique a frappé l’imagination des Romains. Une armure articulée créée spécialement aurait servi à parer cette arme[35].

L’archéologie a retrouvé peu de falx, mais beaucoup d’épées. Les armes à deux mains sont peu utilisées dans l’Antiquité et dénigrées par les Romains. Il faut beaucoup trop d’espace pour les manier et le guerrier ne peut avoir de bouclier. Le fantassin dace possède un armement offensif divers et original, pour sa défense il est plus limité dans son choix.

La colonne Trajane représente les Daces selon des stéréotypes. Ils ont tous les cheveux longs, la barbe, une tunique, un pantalon, un bouclier. Seuls l’arme ou le bonnet permettent de les différencier. La principale défense du dace est son grand bouclier ovale recouvert de peinture florale. L’archéologie révèle un plus grand travail du métal chez les Daces. Les Celtes ont influencé les peuples du Bas-Danube au 3ème siècle avant notre ère. Les plus riches ont sûrement des cottes de maille ou d’écaille et des casques solides.

L’équipement défensif est beaucoup plus faible que chez les Romains où les légionnaires ont la Lorica Segmentata et les auxiliaires des cottes de maille. Mais les Daces ont pu récupérer des armures après leurs victoires sur Domitien et dépouiller les morts ; ils ne sont pas aussi nus que représentés, mais ils sont moins bien équipés que leurs adversaires.

Décébale possède une armée bien spécifique. Composée de fantassins légèrement armurés, elle est très mobile et très efficace pour des actions rapides, telles des raids ou la défense de terrains difficiles. Les Daces sont disciplinés et sont motivés au combat par Zalmoxis et la défense de leurs biens. Décébale peut faire confiance à ses troupes.

Trajan s’attaque à un peuple motivé, gouverné par un roi habile stratège, vainqueur et vaincu par le passé. Le territoire dace est dangereux à traverser mais les ressources du royaume ne sont pas comparables à celles de l’Empire romain. L’empereur, à long terme, a de meilleures chances pour gagner la guerre ; Domitien a bien réussi, lui.

En 101, Trajan se décide et attaque la Dacie.

 


[1] G.I.L., VI, 2725.

[2]Juvénal, IV, 112.

[3]Dio. Cass., LXVII, 10.

[4]Martial, VI, 76.

[5]Dio. Cass., LXVII, 11.

[6]Dio. Cass., LXVII, 7.

[7]Dio. Cass. LXVII, 7.

[8]A. PIGANIOL - Les empereurs romains d’Espagne -, 1964, (Paris), 345 pages.

[9] Pline, Pan., 6, 2.

[10]Il fut pendant 10 ans tribun de légion au lieu d’un an.

[11]J. BAUJEU, La religion romaine à l’apogée de l’Empire romain, Tome 1, 1955, (Paris).

[12]Pline., Pan, XVI, 1

[13]Appien, Préface, V.

[14]Histoire Auguste, Hadrien, VI, 6,  En 118, les Roxolans se révoltent contre Rome parce que leurs subsides ont baissé.

[15]Dio. Cass., LXVII, 7.

[16]R. VULPE Studia Thracologica, 1976, Bucarest, 336 pages, p 15 à 21.

[17]Dio. Cass. LXVII, 6.

[18]P. Petit, Histoire générale de l’Empire romain, Tome 1, 1974, Paris, 307 p

[19]Hannibal bien que victorieux 4 fois de suite en tuant des milliers de Romains, n’obtiendra jamais la reddition de Rome

[20]Dio. Cass., LXVIII, 23, Trajan entraîne ses hommes en donnant de fausses alertes.

[21]P. PETROVIC, Le limes romain sur le Danube, conquête et installation de garnisons militaires romaines, Dossiers d’Archéologie, N° 220, 1997.

[22]CIL, III, 726.

[23] - Dio. Cass., LXXI, 3, LXXI, 3.

     - Jordanes, Getica, 12, 77.

[24]Col. Traj., 75, 84, 104.

[25]L. FRANZA, Les Daces et la mort «symbolique», Thraco Dacica, Tome 14, 1993, pages 13-23.

[26]Tacite, Ann. 4, 46.

[27]Pline, Pan., XII, 3.

[28]Col. Traj., 50.

[29]Col. Traj., 47, 23.

[30]Dio. Cass., LXVIII, 9.

[31]Dio. Cass., 68, 8.

[32]R.F. HODDINOT, Les Thraces, 1981, (Paris), 262 p, voir p 229.

[33]- P. VIGNERON, Le cheval dans l’Antiquité gréco-romaine, T1, 1968, (Nancy),338 pages.

  - Plutarque, Lucain 32.

[34]Col. Traj., 27.

[35] Métope d’Adamklissi.